Ce qui m’a le plus frappé chez Samira, c’est son pessimisme. La situation est mauvaise, disait-elle, et, quoi qu’il arrive, cela ira de mal en pis.
Pour une jeune femme active, les perspectives sont vraiment sombres. La communauté chiite est entre les mains des ayatollahs, qui veulent imposer une règle religieuse rigide aux femmes. Peut-être pas aussi stricte que dans l’Afghanistan des Talibans ou dans l’Iran de Khomeiny, mais assez pour interdire à une femme de s’habiller comme elle l’entend ou de poursuivre la carrière de son choix. Déjà Samira cache sa profession à ses voisins d’un quartier chic de Bagdad de crainte d’attirer l’attention d’une des nombreuses milices armées.
Que peut être la vie sans fourniture régulière d’électricité et d’eau par une température de 40° à la merci des générateurs et de l’improvisation, dans un climat perpétuel de peur, alors que les tanks sillonnent les rues ? Elle est très très difficile, dit-elle, et on n’a rien à attendre de meilleur.
La perspective pour l’Irak ? Elle voit plusieurs possibilités, toutes mauvaises. Peut-être un éclatement de l’Etat. Peut-être une guerre civile. Certainement une insurrection meurtrière grandissante. Pas la moindre chance d’une société nouvelle, prospère, démocratique, multiculturelle.
L’Irak ressemble aujourd’hui à un jouet cassé, jeté par un enfant colérique.
Je me suis abstenu d’écrire sur l’Irak pendant plusieurs mois, tout en suivant les événements qui s’y déroulent avec un intérêt soutenu, parce qu’il m’est presque impossible d’écrire sur ce sujet sans dire « Je vous l’avais dit ».
Le monde (et particulièrement Israël) est plein d’hommes politiques, de généraux, de journalistes, d’intellectuels, d’agents secrets, et ainsi de suite qui ont eu tort sur tout ce qu’ils avaient prévu (à de rares exceptions près, comme une horloge brisée donne encore l’heure exacte deux fois par jour). Cependant, assez étrangement, ils sont toujours sollicités, leurs erreurs pardonnées et oubliées, même si elles ont eu des résultats catastrophiques comme cela arrive souvent quand il s’agit de généraux et d’hommes politiques.
Une longue expérience m’a appris que « je vous l’avais dit » est de loin la chose la plus exaspérante que l’on puisse exprimer. Alors que les gens peuvent pardonner aux commentateurs qui se sont indubitablement trompés, ils ne pardonneront jamais à ceux qui ont montré qu’ils avaient eu raison.
Donc évitons cette phrase. Evoquons seulement certaines choses que j’ai dites avant la guerre et qui se sont avérées pas tellement fausses.
En voici deux qui méritent d’être prises en considération aujourd’hui.
Premièrement : le but réel de la guerre en Irak était d’assurer une présence américaine permanente dans ce pays, soutenue par un régime Quisling local, pour s’assurer le contrôle direct des vastes ressources pétrolières de l’Irak lui-même et le contrôle indirect des réserves pétrolières de la région - Arabie Saoudite, les autres Etats du Golfe et de la mer Caspienne. Le but n’était ni « les armes de destruction massive », ni « la chute d’un tyran assoiffé de sang », ni « l’instauration de la démocratie », ni « l’Axe du Mal ».
Deuxièmement : le principal résultat de la guerre sera d’éclater le pays en trois composantes hostiles les unes vis-à-vis des autres - Arabes sunnites, Chiites et Kurdes. Que cet éclatement de l’Etat irakien soit déguisé en une fédération décentralisée ou autrement importe peu. Ce qui est important est de savoir si le contrôle sur les ressources pétrolières incombe aux autorités centrales ou aux autorités locales.
Il était clair que les Kurdes n’exigeraient rien de moins qu’une indépendance de facto, en gardant pour eux les revenus du pétrole. Il était également clair que cette indépendance réveillerait les craintes les plus profondes en Turquie, en Iran et en Syrie, pays ayant tous une population kurde opprimée qui rêve à l’éventuel établissement d’un grand Kurdistan uni.
Il était également clair que l’Etat chiite irakien serait dirigé par des personnalités religieuses (dont la plupart ont vécu en Iran) qui imposeraient la loi islamique, la Charia. Ces religieux, bien qu’ils ne se soumettent pas nécessairement à Téhéran, pencheront certainement dans cette direction. Ils essaieront bien sûr de garder pour eux les énormes revenus pétroliers de leur région.
Il n’est pas besoin d’être un prophète de dimension biblique pour avoir prévu que les Arabes sunnites n’accepteraient pas cette dégringolade. Dans une telle « fédération », ils perdront le pouvoir et les revenus du pétrole, et tomberont de la hauteur de leur puissance dans un abîme d’impuissance. Cette situation a conduit à une « insurrection » qui a fait pousser dix nouvelles têtes pour chaque tête coupée, car elle résulte d’un problème insoluble. Ni les dirigeants kurdes, ni les dirigeants chiites ne sont le genre de personnes qui abandonneraient leurs avantages si longtemps attendus, pour le sort d’un Irak qu’ils n’ont jamais aimé et auquel ils ne se sont jamais identifiés.
Tout ceci aurait facilement pu être évité si la seule superpuissance au monde n’avait pas été dirigée par un politicien de dixième rang ; si la politique n’avait pas été conçue par des néo-conservateurs aveuglés par une obsession fanatique ; si Tony Blair, qui aurait dû être plus clairvoyant, n’avait pas été un incorrigible opportuniste.
Des millions de braves Irakiens innocents, dans toutes les communautés, comme ma nouvelle amie Samira, sont en train d’en payer le prix.